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Il pleuvait depuis le matin. Une bruine apportée par le vent d’ouest qui laissait sur les lèvres un léger goût de sel. Aneurin s’était réveillé tôt. Depuis la fenêtre de sa chambre, il avait aperçu sa cousine qui traversait le jardin avec son chien, en route pour sa chevauchée habituelle. Sa fine silhouette bondissait le long des allées rectilignes avec l’énergie débordante qu’elle mettait dans chacun de ses gestes. Comme elle ressemblait à Caius ! Lui aussi possédait cette vigueur étonnante qui semblait brûler jusque dans sa chevelure de cuivre et dans ses yeux d’un vert vif. Aneurin se dit une fois de plus que, sans l’amitié intense qui les avait liés, il n’aurait jamais repris goût à la vie. Et une fois de plus il se reprocha son impardonnable silence. « Encore une trahison », pensa-t-il amèrement.
Plus tard dans la matinée, il se dirigea vers la bibliothèque. À sa demande, Appius le laissa lire les lettres de Caius. Cinq rouleaux de papyrus plus une tablette de cire datée du printemps dernier, dont Appius s’était gardé d’effacer le message gravé à la hâte un soir de victoire : « Nous avons gagné, l’herbe est rouge de sang saxon. Je vais bien, je compte vous écrire plus longuement. » Aneurin s’attarda particulièrement sur la dernière missive, envoyée l’automne précédent. Il la lut et la relut, laissant son imagination rejoindre son cousin par-delà la mer.
Une dernière fois ses yeux déchiffrèrent la grande écriture de Caius, et ses lèvres formèrent les mots qu’il lisait à voix basse pour mieux se les approprier.
Caius à son cher père,
J’envie cette lettre qui se trouvera bientôt auprès de ceux que j’aime dans la villa où j’ai vécu tant de jours heureux.
Sans doute avez-vous commencé à ramasser les pommes du verger. Dans notre fort d’Eburacum, nous n’avons pas de pommiers mais l’automne fait rougir les baies des églantiers et enflamme les fougères sur la lande. C’est un pays sauvage et splendide. Je comprends maintenant l’amour que ma mère et Aneurin lui portaient. Ici la vie est simple et rude. Il nous faut préparer le camp pour l’hiver : réparer les fissures dans les murs, consolider les toits, couper du bois, entreposer la tourbe dont nous aurons besoin pour nous chauffer quand arriveront les grands froids, couper les fougères pour nourrir nos chevaux, et chasser. Chasser loups et daims en quantité puis saler la viande et fondre la graisse de notre gibier pour en faire des chandelles. Eh oui ! C’est cela aussi la vie d’un guerrier, et rien ne m’y avait préparé.
Ces corvées ne me pèsent pas. Chacun d’entre nous s’y attelle avec bonne volonté car notre survie en dépend. Je prends plaisir à ces tâches partagées avec tous mes compagnons, moi qui ai grandi entouré d’esclaves et n’ai jamais eu à me préoccuper de travaux domestiques. Ninian lui aussi a dû découvrir cela au monastère. Je pense souvent à lui.
Nous n’avons pas combattu depuis notre dernière victoire cet été. Les Saxons – les Loups des Mers comme on les surnomme ici – sont partis lécher leurs blessures. Mais les premiers vents de printemps ramèneront leurs longs bateaux noirs sur nos côtes aussi sûrement qu’écloreront les bourgeons de vos pommiers.
Vous me trouveriez changé. Je n’ai plus de romain que mon nom, et il est si déformé par l’accent de mes compagnons qu’il est presque méconnaissable ! Barbe hirsute et cheveux trop longs, la fourrure d’un loup pour manteau et, mon seul luxe, les bracelets de cuivre qui ornent mes bras. Talismans pour les batailles, réminiscences de moments heureux. Le bracelet d’Aneurin n’a pas quitté mon poignet gauche depuis qu’il me l’a offert, une torsade dorée encercle mon bras droit, souvenir d’une jeune fille blonde. Marcus dira sans doute que ma nature barbare apparaît enfin au grand jour.
Cette lettre partira tout à l’heure avec un messager qui descend vers le sud rejoindre le Haut Roi. C’est le dernier messager avant le printemps. Alors reviendra la saison des combats et nul ne sait où les Saxons attaqueront. Je pense beaucoup à vous tous que j’aime tant.
Ton fils, Caius
P.-S. : Si Aneurin revenait à la villa, dis-lui de se rendre à Venta Belgarum[21], la capitale d’Ambrosius. Là, il apprendra sans peine où se trouve Arturus, le dux bellorum[22] dont je suis le second, et il pourra me rejoindre. Mais ce ne sera pas avant le printemps, car les routes du nord sont impraticables en hiver.
Aneurin se leva, rendit les rouleaux à Appius qui l’observait depuis son lit.
— Je te remercie, Appius. Je pars rejoindre Caius dès demain.
Appius lui sourit, d’un sourire triste et lointain, qui serra le cœur d’Aneurin.
— Je sais qu’il t’attend depuis longtemps et je suis heureux pour lui du plaisir qu’il aura à te retrouver. Je t’envie, mon neveu. J’ai peur de ne jamais revoir mon fils préféré.
— Il reviendra.
— Mais je ne serai plus là. Tiens, la pluie a cessé. Profite encore de la villa avant de reprendre la route. Et cette fois, pense à nous écrire quand tu seras là-bas !